dimanche 7 juin 2015

Comment sortir de l'emprise "djihadiste"? - Dounia Bouzar

A l'origine, parmi d'autres, de la création du Centre de prévention des dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI), Dounia Bouzar nous raconte ici les processus d'endoctrinement, d'embrigadement, de déshumanisation engagés par l'Etat islamique ou Al-Nosra auprès de jeunes gens qui se laissent doucement voire rapidement apprivoiser. Comment s'y prennent-ils? Que font-ils pour gagner des individus au profil varié? Enfin et surtout, comment aider les "victimes" à sortir de leur emprise? 

Pour l'anthropologue de plus en plus en vue, tout se passe sur Internet. C'est sur la toile, sans limite, sans frontière, que les groupes dits radicaux vont à la pêche aux canards; des canards qui se cherchent des ailes pour pouvoir voler. Ils veulent faire de l'humanitaire, devenir des petits héros, sauver l'humanité de la décadence, tuer des gens en toute impunité, ils sont invités à rejoindre les troupes sanguinaires qui leur promettent ce qu'ils espèrent et attendent tant. La pêche fonctionne. Etat islamique et Al-Nosra, par leurs techniques de propagande qu'ils ont efficacement emprunté - ils n'ont rien inventé - parviennent à former le troupeau. Les canards mordent à l'hameçon et commencent progressivement à sortir de l'étang au grand dam des proches qui ne comprennent pas la rupture qui s'opère. Rien n'y fait, en effet. Les canards qui se pensent vilains veulent gagner des ailes et s'en vont auprès de ceux qui vont pourtant les leur couper, le canard devant, parmi eux, faire le canard, c'est à dire être servile, effacé, soumis à l'idéologie et à la nouvelle famille qui aime les têtes tranchées. 

Déshumanisés, incapables de réfléchir et de penser, les gens endoctrinés et embrigadés, victimes de processus sectaires, doivent, selon l'auteure et son équipe, être ré-humanisés, se reconnecter à la réalité de laquelle ils se sont échappés, retrouver leur autonomie perdue. Il faut dès lors s'intéresser au plus près à l'individu qui a fini par basculer; chercher dans son expérience, son passé ce qui a pu conduire à son égarement; trouver la cause du changement pour pouvoir définir la méthode et le chemin qui devra être emprunté pour le sauver, littéralement. Le travail est difficile. Il suppose de la patience et de l'intelligence, de la prudence et de la clairvoyance. Il suppose une chaîne humaine solidaire attentive aux évolutions de l'individu. Il suppose un travail d'équipe qui emploie des méthodes de "désembrigadement" éloignés, en conséquence, des discussions et des débats théologiques, les individus rejoignant physiquement ou idéologiquement Al-Nosra ou l'E.I étant pour le CPDSI des victimes de sectes et non d'une "organisation religieuse".

Et c'est là qu'on se pose la question: en est-on bien sûre? L'utilisation de procédés sectaires fait-il la secte? Autrement dit, E.I et Al Nosra sont-ils des sectes ou des mouvements politico/religieux qui utilisent les techniques d'approches d'une secte? On ne peut nier qu'ils ont un projet politique qui trouve sa légitimité dans leur interprétation de l'Islam et du Coran. On peut être en désaccord - on l'est forcément quand on n'est pas touché par leurs discours - mais force est de constater qu'ils agissent au nom d'une croyance politique et religieuse particulière qui, comme beaucoup, construit le "nous" en opposition à "eux" qu'ils n'hésitent effectivement pas à tuer. Dans leur tentative, jusque-là réussie, de se créer une assise territoriale - forcément violente puisqu'il y a expansion et contestation des frontières administratives établies- ils définissent les critères de "leur" collectivité comme le fait tout projet national et supprime, au nom de l'homogénéisation de la population, tout élément perturbateur. Qu'ont-ils inventé, au fond? E.I et Al-Nosra, sur fond de religiosité mal interprétée selon les spécialistes de l'Islam, mettent à l'oeuvre leur projet totalitaire et radicale qui, forcément, est violence et barbarie puisqu'une minorité convaincue agit pour appliquer le fruit d'une ambition politique démesurée à une majorité récalcitrante. L'Histoire nous a montré et prouvé ce que cela donnait: un désastre du point de vue de l'Humanité. Point de relativisation de ma part. Je dis simplement qu'ils n'ont rien inventé et qu'ils font ce que d'autres ont fait pour voir se concrétiser leur projet politique.  Ils le font avec du retard, leurs méthodes n'étant plus aujourd'hui acceptées par notre société de plus en plus attachée aux Droits de l'Homme. Alors secte ou mouvement politique? Bon, on pourrait me rétorquer qu'un mouvement politique peut être sectaire, sans doute, et qu'à la différence des autres ces groupuscules vont jusqu'à détruire l'identité et le privé. Bien mais qu'attendre d'autre d'un mouvement qui puise sa légitimité dans un texte religieux qui exige de l'individu qu'il agisse suivant les préceptes de Dieu dans le privé comme dans le public, les frontières n'étant pas aussi tranchées qu'elles le sont pour nos sociétés sécularisées? Établir une frontière entre le religieux et le politique est déjà, en soi, une difficulté pour moi insurmontable.

L'existence d'organisations comme celles d'Al Nostra, de l'Etat islamiques posent donc la question de leur identité: qu'est-ce qu'ils sont? Comment faut-il les considérer? Peut-on les penser avec les concepts et les mots qui sont les nôtres? Il faut pouvoir nommer pour comprendre et pour répondre avec clarté. Sinon, on se perd et on s'embrouille au point de dire comme le fait Dounia Bouzar, "attention je ne veux surtout pas entrer dans des débats théologiques" tout en expliquant qu'Al-Nosra et Etat islamique ne sont pas des musulmans parce qu'ils sont dans un Islam mal interprété. Si Dounia Bouzar ne fait pas, même involontairement, un débat théologique en nous disant ce qui est ou non de l'Islam, je ne sais pas ce qu'elle fait. Avocat du diable, on a envie de lui demander si ce n'est pas point de vue contre point de vue, interprétation contre interprétation. Et si n'était pas là le véritable enjeu? 

En lisant ce livre, très court et rapide à découvrir, je me suis demandée si Dounia Bouzar n'avouait pas finalement un manque de moyens pour lutter contre leur influence désastreuse. D'accord, on psychologise, individualise, on s'intéresse au parcours de chaque individu pour comprendre les motivations; d'accord on essaye avec la famille et les proches de les sortir du monde auquel ils ont adhéré mais n'a-t-on pas l'impression en lisant la seconde partie du livre, plus courte que la première qui porte sur les processus d'embrigadement, qu'il y a comme une faiblesse dans le propos, une incertitude, un doute qui contrastent avec la certitude de l'auteure lorsqu'elle pense les procédés d'endoctrinement? On sait comment ils procèdent mais est-on sûre de l'efficacité des moyens utilisés pour les contrer? La certitude n'est pas forcément.

En bref, le livre est intéressant parce que le sujet lui-même, tragique et effroyable, est intellectuellement passionnant. Il pose des questions auxquelles on n'a pas forcément de réponse. Le temps de les trouver, combien de têtes auront été coupées? Combien de vies auront été supprimées?

Essai envoyé par Les Editions de l'Atelier en partenariat avec Babelio.

Comment sortir de l'emprise "djihadiste"?, Dounia Bouzar, Les Editions de l'Atelier, 156p, 15€

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